« Bartlebooth (…) décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même.».

Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Chapitre 26. 

Cette phrase énonce le projet programmatique de l’écriture de l’auteur pour son ouvrage. La Vie mode d’emploi, roman(s) est aujourd’hui considéré comme la grande oeuvre de Georges Perec. Cet ouvrage, qui comptait dans son édition première près de huit cent pages, est construit sur un système de contraintes pré-établies particulièrement complexes, qui amènent à l’émergence d’une structure tenant lieu de réelle architecture narrative. Cette architecture est perceptible pour le lecteur. Tout au moins, à un certain niveau de son organisation. En effet, ce roman est construit sur diverses lois qui créent chacune une armature plus ou moins enfouie, et, donc, plus ou moins perceptible sans connaissances pré-requises.

 

« J’imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée – une sorte d’équivalent du toit soulevé dans « Le Diable boiteux » ou de la scène de jeu de go représentée dans le Gengi monogatori emaki – de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles.

Le roman – dont le titre est La vie, mode d’emploi – se borne (si j’ose employer ce verbe pour un projet dont le développement final aura quelque chose comme quatre cents pages) à décrire les pièces ainsi dévoilées et les activités qui s’y déroulent, le tout selon des processus formels dans le détail desquels il ne me semble pas nécessaire d’entrer ici, mais dont les seuls énoncés me semblent avoir quelque chose d’alléchant : polygraphie du cavalier (adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10 X 10), pseudo-quenine d’ordre 10, bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 (celui dont Euler conjectura la non-existence, mais qui fut démontré en 1960 par Bose, Parker et Shrikhande).

Les sources de ce projet sont multiples. L’une d’entre elles est un dessin de Saül Steinberg, paru dans The Art of Living (Londres, Hamish Hamilton, 1952) qui représente un meublé (on sait que c’est un meublé parce qu’à côté de la porte d’entrée il y a un écriteau portant l’inscription No Vacancy) dont une partie de la façade a été enlevée, laissant voir l’intérieur de quelque vingt-trois pièces (je dis quelque, parce qu’il y a aussi quelques échappées sur les pièces de derrière) : Le seul inventaire – et encore il ne saurait être exhaustif – des éléments de mobilier et des actions représentées a quelque chose de proprement vertigineux … »

Georges Perec, extrait du roman Espèces d’Espaces. 

Le déroulement narratif n’étant ni logique, ni temporel, chaque chapitre peut être lu indépendamment des autres, sans aucune importance dans l’ordre de lecture. Davantage, chaque chapitre peut se suffire à lui-même, sorte d’esquisse indépendante qui, mise dans un second temps en relation avec le reste de l’ouvrage, reconstitue un tableau monumental. Cet aspect ludique n’a d’ailleurs rien d’étonnant, puisque les Oulipiens s’adonnaient à ce genre d’exercices comme l’on s’adonne à des jeux, les contraintes qu’ils s’imposaient en étant en quelque sorte les règles.

 


 

 

La réflexion et les recherches sur ce cahier des charges que s’est imposé Perec a abouti à la réalisation d’un livre pour chaque chapitre de La Vie mode d’emploi. À raison d’un chapitre pour représenter une pièce, l’oeuvre se compose donc de cent livres indépendants, dont un blanc, résultat d’un accident de parcours volontaire de l’auteur, que l’on désigne par le terme de clinamen spatial. Cette formalisation permet au lecteur de ne lire, s’il le souhaite, que certains chapitres précis, par exemple les pièces correspondant à l’espace d’un seul appartement.

La dimension architecturale et le déplacement spatial apparaissent avec l’action du lecteur, qui, au cours de sa lecture, peut replacer chaque chapitre à l’emplacement qui lui fût dédié dans l’édifice. Ainsi, il visualise directement son propre positionnement au sein de l’immeuble, et reconstruit ce tapis de jeu monumental, dont la taille finale est un rectangle de 99,3 cm de haut par 102,5 cm de large.

Les livres sont des emboîtages à couvrure papier. Ils sont numérotés par gaufrage en chiffres romains, chacun correspondant à un chapitre de l’ouvrage. Comprise entre 0,3 cm et 1,0 cm, l’épaisseur de chaque livre diffère selon la longueur du chapitre. Pour des raisons structurelles liées à la technique de la reliure, chaque livre, à la base imprimé sur un format carré, mesure finalement 9,8 cm de haut pour 10,2 cm de large.

 

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L’aspect de puzzle se trouve intimement lié avec l’intrigue principale de La Vie mode d’emploi, ces centaines de personnages gravitant, de façon plus ou moins directe, autour de cette « simple » histoire au sein de laquelle le puzzle, ainsi que sa destruction, est l’aboutissement du programme de Bartlebooth. Le livre, chapitre après chapitre, pièce après pièce, se construit, tel un puzzle. Les pièces se posent ici ou là. Les appartements se dessinent. Les espaces se reforment sous nos yeux.

Chaque livre présente sur sa couverture un graphisme, en noir et blanc, en pièce de puzzle, à chaque fois différente, qui permet au lecteur de reconstituer les espaces de l’immeuble complet. Chaque espace est doté d’un graphisme qui lui est caractéristique. Dans chaque espace limité, les pièces portent les contreformes de leurs voisines, afin de permettre sa reconstitution sans nécessité de plan.

 

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