Avec l’aimable autorisation du représentant de l’auteur et des Éditions Gallimard. Traduit de l’anglais par Claude Demanuelli © Éditions Gallimard.
« S’il m’a fallu quatre ans et demi pour écrire ce roman, c’est parce que j’ai toujours pensé qu’en littérature la forme est aussi importante que le fond. J’ai passé des mois entiers à mettre en place cette architecture complexe cohérente, à organiser les va-et-vient incessants entre le temps du récit et celui de sa narration. Je tenais à ce que chaque événement, aussi insignifiant qu’il soit, soit réfracté par le prisme du passé et de l’avenir. Ainsi, à mesure que l’on pénètre dans l’histoire, on prend conscience des correspondances entre l’avant et l’après, on prête l’oreille à ces échos qui viennent enrichir la perception que l’on a de tel ou tel personnage ou de tel ou tel acte ».
Arundhati Roy.
Arundhati Roy naît en 1961 et grandit dans le petit village d’Ayemenem, dans l’Etat du Kerala, en Inde. Architecte de formation, elle débute en 1992 l’écriture de son premier roman, Le Dieu des Petits Riens. L’auteur écrit directement sur son ordinateur, matin après matin, à raison de quelques phrases par jour, à l’insu de tous, sans jamais retoucher à son texte. Son livre, édité pour la première fois en 1996, est d’emblée considéré comme un chef d’oeuvre.
Le livre met en scène Rahel, jeune femme de trente et un ans qui, après des années d’absence, quitte les Etats-Unis pour rejoindre l’Inde et Ayemenem, le village de son enfance. Elle y retrouve Estha, son frère jumeau, duquel elle fut séparée vingt-trois ans plus tôt. Ces retrouvailles difficiles amènent la jeune femme à se remémorer leur passé, et, avec ses yeux désormais d’adulte, à réveiller le souvenir du drame qui a bouleversé leur vie alors qu’ils n’étaient encore que des enfants.
Au premier abord, la structure narrative s’établit sur l’usage de deux temporalités: le temps présent et le temps des souvenirs d’enfance. Cet aspect structurel est flagrant, sensible pour tout lecteur à la seule prise de connaissance du synopsis littéraire. Chapitre après chapitre, l’auteur, par le biais du personnage principal qu’est Rahel, se livre à des va-et-vient incessants entre le passé et le présent, le temps du retour et le temps des souvenirs, le temps de la narration et le temps du récit.Elle met en correspondance ces deux époques strictement délimitées par un événement tragique. Par vagues successives, la Rahel adulte se remémore les souvenirs de cette ancienne époque, et nous les communique à travers une vision qui est tantôt celle d’une enfant pleine d’illusions et d’innocence, tantôt celle d’une adulte désenchantée.
L’histoire n’est pas traitée en deux temps simples. Passé et présent présentent tous deux fréquemment des échos, prétextes à digressions. Mais, dans l’absolu, on peut considérer que la structure narrative se construit sur deux axes : l’avant-drame et l’après-drame. Le présent et la rétrospection. Mais le terme de rétrospection est peut-être impropre. En effet, l’histoire qui nous est donnée à voir est une histoire d’anamnèse. Par des efforts incessants, Rahel revoit (et revit) tous les évènements à travers le prisme du temps qui passe, avec un recul et une maturité qui modifient nécessairement la mesure qu’elle en a, pour parvenir, finalement, à l’issue de beaucoup d’efforts et avec une réelle douleur, à atteindre la vérité dans toute son objective horreur. Cet effort d’élucidation, le lecteur l’effectue avec elle, ressentant sa souffrance, ses désillusions incessantes. La lecture de cet ouvrage, du début à la fin, tout en laissant pour souvenir un réel plaisir, nécessite une implication totale.
La formalisation de cette lecture s’évertue à retranscrire de façon sensible cette double temporalité. La mise en page se structure autour de deux espaces-temps. Le présent, retranscrit sur le recto des feuilles, s’éclipse quand le temps est aux souvenirs. Les évènements correspondant à l’époque du drame sont retranscrits au verso des feuilles constituant l’ouvrage. Reportés en écriture inversée, leur prise de connaissance se fait par une lecture active. Les évènements passés se lisent dans le présent, à travers le présent. La transparence de la feuille de papier et le flou visuel que crée sa fibre symbolisent tout à la fois ce fossé temporel et le recul inévitablement amené par le temps qui passe.
Ce processus de lecture nécessitant de la part du lecteur une réelle implication, et un livre se devant d’être lisible, la structure privilégiée ici est celle du codex.
Parce que ce drame séparant les deux époques, tout en les délimitant strictement, apparaît tel une frontière poreuse, et parce qu’en outre, le fleuve d’Ayemenem occupe une place prépondérante dans l’histoire (symbole de la séparation entre monde des morts et monde des vivants, entre la Maison d’Ayemenem et la Maison de l’Histoire, entre présent et passé), le jeu sur la transparence est poussé à son maximum.
L’impression est réalisée sur un papier au grammage léger, relié par une couture laissée apparente, constituant le bloc-livre sur lequel viennent s’accrocher deux simples plats de plexiglas, qui laissent deviner la nature de l’ouvrage.